vendredi 23 mars 2012

Le déficient auditif : un Autre entendant

    Lorsqu'on évoque la surdité, on emploie le terme "handicap" pour le qualifier. Pourtant, Michel Poizat rappelle dans son ouvrage "La voix sourde, la société face à la surdité", qu'il s'agit en réalité d'un handicap partagé. Il décrit ainsi la symétrie du handicap : "Face à un sourd, l'autre (entendant-parlant) ne peut pas se faire entendre normalement et face à l'autre (entendant-parlant), le sourd-muet ne peut pas se faire entendre non plus." La symétrie du handicap peut être brisée par l'oralité à condition que le sourd-muet puisse lire sur les lèvres de l'entendant mais selon J. Dardenne, cité par Poizat : "Une labialité exactement compensatrice de l'audibilité n'existe pas".
    
    Le rapport de parole sourd-non sourd peut produire deux situations définies par J. Dardenne

    La première situation est dite "prototype oraliste". Le sourd s'adresse au non sourd qui pense être dans un rapport de parole "classique" en s'appuyant sur le présupposé que l'Autre entend et parle. Le risque de cette situation que Poizat explique, c'est qu'un trouble apparaisse chez l'entendant, lié à des difficultés de dialogue et des limites à la lecture labiale chez le non-entendant, lors de l'échange. Le sourd cesse alors d'incarner cet Autre auquel s'adresse l'entendant et s'apparente à l'étrangeté. Le trouble peut être évité ou estompé si la surdité est révélée. Alors signifiée à l'autre entendant, la surdité n'est plus source d'étrangeté. Le grand Autre supposé entendre peut alors être restauré dans sa présence entendante mais grâce à une transposition de l'ordre du visuel. Il  incarne ainsi un petit autre sourd mais "voyant-entendant", au moyen de ses yeux, les gestes et les paroles qu'on lui adresse. 

Poizat fait un petit rappel étymologique très pertinent au sujet du terme "entendre". Il note qu'au sens strict "entendre" vient du verbe latin "intendere" qui signifie "tendre vers", d'où porter son attention vers". Le sourd peut en ce sens, aussi faire figure d' "entendant" aussi bien qu'un non sourd.

    La seconde situation est dite "gestualiste". Dans ce cas, le grand Autre supposé entendre et répondre est difficile à incarner car le petit autre sourd est immédiatement visible. Face à lui l'entendant risque de réagir par la fuite et l'esquive, identifiant un "phénomène démoniaque" sauf si la surdité est immédiatement identifiée. Là, l'entendant "n'est pas surpris, est accueillant et décontracté" selon les observations de Dardenne. Il faut que la restauration du rapport de parole se fasse par la transposition dans le registre visuel permettant la réhabilitation de cet Autre présent et "entendant".  

    Poizat évoque le modèle semi-oraliste comme celui qui semble donner les meilleurs résultats. En effet le déficient auditif utilise d'abord la structure de la parole et transpose très vite l'échange dans le registre visuel. Ainsi, le trouble est évité ou rapidement dissipé. Un cas qui pourrait aussi être connu par le déficient auditif gestualiste si la situation gestualiste était directement perçue par l'entendant comme un signe de surdité, éliminant ainsi la perception d'un phénomène diabolique et indiquant une communication possible.

    Plusieurs axes peuvent donc être dégagés de cet exposé. D'abord, la surdité présuppose un émetteur et un récepteur. Dans une conversation, la surdité induit un rapport qui implique que la notion de handicap qui la qualifie soit complétée. On parle alors de "handicap partagé" ou de "handicap incident". 
Cela nous rappelle aussi que nous sommes tous concernés et nous renvoie au principe d'universalité de Charles Gardou. Cela nous apprend aussi que le sourd peut entendre, sous certaines conditions, c'est à dire recevoir une information et y répondre, à sa manière.
Enfin, Poizat nous indique que la perception du geste comme étant un signe de surdité rassurant avec une communication possible et non pas un phénomène diabolique inconnu suggérant une communication incertaine, n'est pas encore évidente chez l'être humain, dans cette société. Cette idée renvoie également à ce principe universel de l'être humain confronté à sa condition limitée, la seule qu'il ne connaitra jamais, induisant la peur de ce qui lui est inconnu.

vendredi 16 mars 2012

Mon rapport aux objets de recherche 2/2 : la déficience auditive

A l’université, lorsqu’on a évoqué le mémoire et le temps qu’il nous occuperait l’esprit, on nous a conseillé de choisir un thème qui évidemment nous intéresse vraiment, j’ai immédiatement pensé à la danse, comme moyen d’expression et de communication.

    Passionnée de danse, je l’ai pratiquée pendant quinze ans sous différentes formes : moderne-jazz ; initiations à la salsa et à la street-dance. Ce choix m’aurait conduite à une étude trop anthropologique et quelque peu éloignée de ma discipline qu’est la communication. C’est ainsi que naturellement, ma sensibilité pour l’être humain s’est intégrée au projet de mémoire, sans pour autant oublier l’univers de la danse, bien au contraire. Les êtres humains, je les conçois libres et égaux en droits. Difficile de capter l’essence de cette volonté de parfaite égalité, d’absence de discrimination qui me caractérise et fait de moi une justicière des temps modernes. Il semble toutefois, que mes études de Lettres Modernes ont de nouveau à voir avec cet attrait pour la moralité. L’étude d’un ouvrage débouchait souvent sur une leçon de morale, un apprentissage. J’évoquais l’identification précédemment, et je pense avoir retiré moi-même beaucoup de mes lectures, de cet aspect moral et en particulier, dans le rapport aux autres. Fascinée par la sensation de liberté que me procure la danse et au bien qu’elle peut me faire, j’ai imaginé qu’on puisse mettre ce pouvoir au service des autres. Aussi, j’ai pensé à la danse comme médiation, outil avec un véritable rôle de passeur, à la sensation de liberté, d’accès au bien-être d’autrui. J’avais à l’esprit, ce pouvoir de la danse utilisée comme moyen pour les personnes sourdes et malentendantes de ressentir la musique, par le biais de ses vibrations. Ce pouvoir, au sens fantastique du terme, confortait l’idée de vecteur extraordinaire que j’avais de la danse.



    Afin d’éviter la voie anthropologique et de ne pas risquer le hors sujet, je me suis donc centrée sur l’accès de la musique, support presque indissociable de la danse et fragment important de la culture, aux personnes porteuses d’une déficience auditive. Je gardais en tête, cette possibilité d’aller, dans le cadre de mon enquête de terrain, à la rencontre de ce vecteur de culture musicale, qu’est la danse, parmi les médiateurs destinés aux personnes sourdes et malentendantes. 

    Je n'ai pas plus de lien avec la déficience auditive, quelques élèves sourds et malentendants étaient bien intégrés dans mon école primaire mais il ne faut pas y voir de relation particulière. Ma mère, elle, travaille pour l'APAJH (Association Pour Adultes et Jeunes Handicapés) dans un service qui accueille surtout les déficients visuels. Là encore, je ne pense pas avoir hérité d'une sensibilité spécifique. Mon jeune parcours intégrant mes lectures en est pour moi, l'unique source. 


vendredi 9 mars 2012

Mon rapport aux objets de recherche 1/1: la culture

    Aborder pour moi cette question de la médiation culturelle et des handicapés relève de deux sensibilités propres à mon parcours de vie. Évoquons aujourd'hui, cette notion de culture. Elle m’est parvenue assez tardivement. Seule abonnée de la classe au « Livre du mois » à l’école primaire, j’étais encouragée à lire par mes parents. Pourtant, si j’étais sensible à l’objet esthétique, ces livres, je ne les lisais que très peu.  Il faudra attendre dix ans pour que je vienne à la lecture de mon propre chef. Enfin, de mon propre chef, pas vraiment. Vivement intéressée par le journalisme, j’ai souhaité étudier l’information et la communication lors de mes études supérieures. Valider deux ans de lettres modernes m’était alors nécessaire pour pourvoir accéder au domaine désiré. Deux ans où j’ai appris à lire et surtout à aimer lire. Plus que l’objet esthétique, le plaisir s’ancrait peu à peu dans un ensemble encore indéfini. Il s’agissait de nouvelles sensations : identification aux personnages ; connaissances historiques et géographiques qui prenaient sens dans le contexte de l’ouvrage, mes voyages qui donnaient vie aux lieux fictifs. Cet ensemble qui prenait sens définit ma propre culture. Ce qui me séduit en elle, ce sont les ramifications infinies qui la parcourent. Ainsi, lorsqu’on étudiait un livre, on pouvait aussi analyser ses versions cinématographiques, l’œuvre picturale ou musicale que l’auteur avait à l’esprit au moment de l’écriture de l'ouvrage. Je pense à Tolstoï, et sa « Sonate à Kreutzer ». Il peut encore s’agir d’intégrer de véritables ballets de danse comme dans Les Chaussons Rouges, film de Michael Powell et Emeric Pressburger de 1948. Et c’est de cette manière que s’étendent les ramifications.

Le titre du roman de Léon Tolstoï fait référence à la Sonate pour violon et piano n° 9 en la majeur, dite « Sonate à Kreutzer », de Ludwig van Beethoven, que joue l’un des protagonistes de l’ouvrage.


"Beethoven est déchiré d'abord en lui-même, par lui-même, par cette terrible surdité qui l'a assailli dans son rapport avec ses semblables mais en laissant intacte sa puissante faculté de création.
    La surdité de Beethoven est l'une des clefs de sa personnalité. Elle a commencé à l'accabler à l'âge de 26 ans pour devenir complète et irrémédiable à 49 ans.
Cette infirmité, écrira-t-il, «m'a presque conduit au désespoir, un peu plus et j'en aurais terminé avec la vie - ce fut mon art qui me retint de le faire. Ah! il me semblait impossible de quitter le monde avant d'avoir exprimé tout ce que je sentais m'habiter...».1"
[...]
 
1- Grout, Dictionnary of Occidental Music, p.524.
Source:  Encyclopédie de l'Agora